Retour Je ne comprends rien à toutes ces choses barbares des réseaux, il faut que je lise quoi ?

Les mots d'Internet, bien plus qu'un lexique, cet article de Philippe Rivière (journaliste au Monde diplomatique) définit le vocabulaire d'Internet en contexte.

Et si cela vous permettait de mieux nous y retrouver ?

Les mots d'Internet

Se représenter Internet sous la forme d' "un" réseau, c'est faire abstraction de nombreux pays encore peu ou mal connectés, mais c'est surtout oublier l'histoire de son développement. Un développement anarchique, fait de la cristallisation, autour d'un noyau initial (ARPAnet, mis au point par des chercheurs américains sur des fonds militaires), d'autres réseaux informatiques. Il est aussi plus juste de parler du "réseau des réseaux", interconnexion globale de systèmes informatiques véhiculant des données numériques. Sa structure n'est pas indifférente. Au projet d'autoroute de l'information visant à ajouter des flux toujours plus rapides et volumineux, certains opposent une vision de chemins vicinaux, maillage plus fin impliquant une maîtrise sociale de la société de l'information promise.

Première étape pour se connecter : relier son ordinateur à une machine, elle même reliée au réseau (c'est le fournisseur d'accès).

Deuxième étape : disposer de logiciels capables de mettre en forme ou d'échanger avec le reste du réseau. Ceux-ci doivent respecter des protocoles permettant à tous de se "comprendre". Internet repose sur le protocole TCP/IP, dont l'atout est de découper l'information en paquets très court qui sautent de machine en machine. D'autre protocoles s'y ajoutent : SMTP pour l'échange du courrier électronique, HTTP pour requérir un document sur la Toile, etc.

Les instances internationales de standardisation (en particulier l'Organisation internationale de normalisation, ISO) n'ont que rarement voix au chapitre sur la définition des protocoles d'Internet. Les plus courants, en effet, sont tous nés de bricolages de programmeurs, qui ont su convaincre d'autres utilisateurs de les adopter. Des instances plus ou moins formelles gèrent l'héritage de ces inventeurs : c'est le cas par exemple du World Wide Web Consortium (W3C), qui regroupe les éditeurs de logiciels servant sur la Toile, et de l'Internet Engineering Task Force (IETF).

Il est essentiel, pour la bonne circulation de l'information, que les protocoles soient publics. Dans le cas contraire, on parle de formats d'échange (ou de formats de fichier) propriétaires, qui restreignent la communication aux usagers d'un type particulier de logiciels. Plus que les qualités techniques de TCP/IP, c'est son ouverture qui a fait le succès d'Internet.

De nombreux logiciels sont eux aussi ouverts : pour convaincre d'adopter un protocole, quoi de plus efficace que de faire circuler un programme qui le met en oeuvre ? En les distribuant avec leur code source (ensemble des instructions informatiques qui le composent) et en autorisant modifications et redistribution, les programmeurs ont donné naissance aux logiciels libres. Ces derniers constituent toujours l'épine dorsale d'Internet, et le concept s'étend au-delà de la communication...

Dans le réseau gravitent deux types d'ordinateurs : serveurs et clients. Les serveurs sont munis de logiciels capables d'acheminer du courrier électronique ou de distribuer des documents à la demande, ou encore de donner l'heure exacte (serveurs de synchronisation), etc.

Les logiciels clients sont plus connus : un navigateur pour consulter les sites de la Toile ; un programme de messagerie pour composer, expédier, recevoir et trier du courrier électronique ; d'autres encore pour la vidéo, les discussions en direct, les forums, etc.

Les usages, actifs ou passifs, impliquant un ou plusieurs émetteurs, un ou plusieurs récepteurs, sont fortement différenciés. On parle de communication interpersonnelle lorsqu'il s'agit de courrier électronique, de publication lorsqu'on met en place un site due la Toile, de diffusion dans certains forums, de travail de groupe pour les écrans partagés à distance.

Naviguer n'est toutefois pas si aisé : sauf à aimer se laisser porter, via les liens hypertextes, d'un site à l'autre, l'internaute est rapidement confronté au désir de trouver une information particulière, ou un site portant sur un intérêt précis. Si aucun des sites repérés préalablement, et dûment répertoriés dans ses signets, ne répond à son besoin, il aura recours à un moteur de recherche, serveur constitué d'une base de données géante, qui tente de recenser l'ensemble des documents existant sur la Toile pour en extraire les plus "pertinents" et ainsi répondre au mieux à la requête du visiteur.

Les moteurs de recherche rivalisent de puissance et de raffinements techniques pour s'imposer sur le plus important marché publicitaire d'Internet. Mais même les meilleurs ne réussissent à saisir qu'une faible proportions de l'impressionnante quantité de document qui apparaissent (et disparaissent) chaque jour de la Toile.

Divers acteurs tentent de mettre de l'ordre dans ce grand fouillis : ne recensant que des serveurs bien balisés, et proposant d'autres services, les portails attirent les débutants - et les recettes publicitaires.

Lorsqu'il se sentira plus mûr, l'internaute commencera à échanger ses collections de sites favoris, ses découvertes et ses états d'âme... avant de se lancer dans la création d'un site. Il lui faudra alors constituer une base de documents, ensembles de fichiers textuels, d'images ou d'autres éléments multimédia ; puis trouver un serveur qui accepte d'héberger le site pour le laisser en permanence à la disposition du réseau. Lorsque les premiers visiteurs viendrons en prendre connaissance, le créateur du site saura d'où ils viennent en consultant ses statistiques d'accès. La consultation d'un site y laisse une trace riche d'information : y figurent entre autres le pays d'origine, le nom de l'employeur si l'on se trouve au bureau, l'adresse du document vu précédemment...

Le commerce et la publicité n'ont pas tardé à se saisir de ces possibilités : faire du ciblage précis des internautes, pour afficher des bandeaux publicitaires correspondant à leur profil de consommateur. Les dérapages en matière d'intrusion dans la vie privée sont légion : surveillance des communications, facilitée par les identifiants présents dans la plupart des produits et logiciels (des microprocesseurs aux cookies mémorisés sur le disque dur), ainsi que par le caractère numérique des données et la rareté de l'usage de la cryptologie.

Ces identifiants seraient toutefois essentiels au développement de l'eldorado du commerce électronique. Dématérialiser les échanges, remplacer les vendeurs par des automates, voilà l'essence des succès boursiers enregistrés par les entreprises qui se consacrent au réseau.

Nous sommes là bien loin de la démocratie électronique, qui ferait d'Internet une place publique où se construirait une intelligence collective. Mais il ne faut point négliger l'outil que le réseau représente pour les citoyens, facilitant l'accès aux textes administratifs ou aux détails de projets, locaux ou globaux, et permettant de nouvelles relations entre des organisations qui s'ignoraient. Son extension favorise deux projets de société : d'un côté, une mondialisation cybernétique, qui vise à établir un marché mondial et une gouvernance standardisée ; de l'autre, une internationalisation citoyenne, qui se mobilise pour la Birmanie ou le Chiapas, contre les mines antipersonnel ou la dette des pays les plus pauvres, et cherche comment construire un autre monde.

Philippe Rivière
Révolution dans la communication
Manière de voir N°46 / juillet-août 1999
Le Monde diplomatique